Lucrèce (env. 98-55 av. J.-C.), disciple d'Épicure et de Démocrite
Que peut-on opposer à ce désarroi, à cette « terreur » dont parle si souvent le poète, sans la définir, accusant même, au passage, son caractère d'indétermination radicale et de formidablement inexpliqué ? Lucrèce se réfère à une explication justement, à la fois de l'univers et de l'homme, fondée sur une doctrine entre toutes raisonnable, qui a représenté pour lui, à la lettre, une révélation, et dont il se fait, avec passion, le zélateur : le système philosophique d'Épicure. Là réside pour lui le salut : le recours aristocratique à une position purement intellectuelle, une sorte de contemplation scientifique, immobile, impassible, sereine, seule capable d'assurer la paix de l'âme. Au vrai, le philosophe grec (342-270 av. J.-C.), est surtout connu par sa doctrine morale, mais celle-ci se fondait sur la théorie de la nature de Démocrite (né vers 460), écrivain fécond dont nous n'avons conservé que des fragments, et qui s'était fait le propagateur de la théorie des atomes, corpuscules indivisibles qui sont les premiers principes des choses et que met en mouvement une nécessité aveugle. Démocrite est « le dernier de ces physiciens matérialistes dont la sophistique et l'enseignement de Socrate venaient de ruiner l'influence » (Max Egger). Il ne fit pas, à proprement parler, école, mais, outre son influence sur l'œuvre d'Épicure, il prépara celle d'Aristote. Lucrèce, pour sa part, n'innove rien, et il s'en tient aux données fondamentales de la doctrine : dans le vide tombent éternellement les atomes, semences de tous les univers, car rien ne se crée, ni ne se perd. La pesanteur et une certaine déclinaison (clinamen) permettent une rencontre et une combinaison de ces atomes : d'où la naissance des corps, inertes ou animés, sans aucune intervention des dieux. Tout n'est que matière, même l'esprit de l'homme (animus) et son âme (anima) qui se résolvent ensemble dans la mort. Donc, la réalité n'est, en ce monde, qu'une suite de situations naturelles devant lesquelles l'homme, dûment averti, doit se montrer parfaitement délivré de ses terreurs et de son angoisse. C'est dans cet esprit que Lucrèce, dans ses deux derniers livres (V et VI), traite de la cosmologie, des mystères de la nature et des phénomènes de tous ordres qui épouvantent les mortels. Il le fait avec force, avec un souci d'édification et de clarté qui souvent le conduit à des lourdeurs didactiques : mais pouvait-on éviter le prosaïsme en exposant en vers une théorie fondée sur des données aussi rigoureuses ? Dans un autre ordre d'idées, le relevé des erreurs est facile dans une œuvre qui pèche forcément par indigence d'information et d'expérimentation pratique. Mais Lucrèce a l'esprit scientifique : la façon même dont il pose, pour expliquer tel ou tel phénomène physique, la liberté du choix entre plusieurs hypothèses vraisemblables témoigne de sa confiance dans ce travail progressif de mise en vérité que l'esprit opère sur le réel, dans la démarche d'une science qui n'avance que pas à pas vers l'idéal impossible de la certitude. Dans ce monde à peine dégagé de sa genèse, la notion de progrès affirme du reste, sur le plan pratique, la lutte victorieuse de l'intelligence contre une matière qu'elle informe pour la plier à ses besoins. C'est sur cette profession de foi dans le primat de l'esprit que se clôt notamment le cinquième chant du poème. Il est important de noter enfin que, compte tenu du caractère de la science des Anciens, fondée sur l'intuition et sur le raisonnement analogique, Lucrèce a mis en pleine lumière certaines idées modernes : le mouvement universel, l'indestructibilité de la matière, la pluralité des mondes, l'évolutionnisme, la sélection naturelle, l'hérédité, les progrès de l'humanité.